On sort d'un anniversaire, celui des attentats du 11 septembre 2001. On s'apprête à en célébrer un autre : celui d'un événement moins tonitruant, certes, mais peut-être pas moins important au regard de l'Histoire. Il y a dix ans, la Chine devenait membre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
C'était à l'automne 2001. Le Nord entrait en concurrence commerciale directe avec "l'atelier du monde". L'Europe et les Etats-Unis affrontaient la Chine sans protection. Les uns et les autres allaient boxer dans la même catégorie, comme à armes égales ou à peu près.
On nous dessinait le plus vertueux des cercles. L'abolition des barrières dans les échanges avec la Chine allait doper le commerce mondial, lequel nourrirait la croissance - donc l'emploi -, au Nord comme au Sud. Dix ans plus tard, quel bilan ? Controversé.
Puissance exportatrice majeure, la Chine aspirait naturellement à entrer à l'OMC. Devenir membre de l'organisation chargée de promouvoir un désarmement douanier ordonné lui ouvrait plus grands les marchés du monde riche, notamment celui des Etats-Unis. En contrepartie, elle devait obéir à une injonction de réciprocité et abaisser à son tour ses tarifs aux frontières, afin d'être plus perméable aux produits des autres. Pékin y voyait l'aboutissement des réformes entreprises par Deng Xiaoping à la fin des années 1970.
L'Amérique le voulait aussi. Depuis la normalisation des relations diplomatiques entre les deux pays, en 1979, les Etats-Unis n'ont cessé d'accompagner le développement économique de la Chine. Sûre d'elle, l'Amérique de la fin du XXe siècle n'imagine pas qu'une Chine plus riche ne devienne pas mécaniquement plus démocratique, et donc une alliée.
Faire entrer la Chine à l'OMC est l'objectif poursuivi par George Bush père, un républicain, puis aussi ardemment, sinon plus encore, par le démocrate Bill Clinton. Avec le même raisonnement : les produits chinois viendront plus facilement chez nous, mais les exportations américaines, elles, vont envahir ce marché sans fond qu'est l'empire du Milieu. Et la même certitude : les Etats-Unis vont ainsi combler le déficit commercial qu'ils enregistrent (déjà) dans leurs échanges avec la Chine.
"Cela va favoriser l'emploi chez nous, dit Bill Clinton en mars 2000, et rééquilibrer notre balance commerciale avec la Chine." Dix ans plus tard, c'est le contraire qui s'est produit, exactement. Le déficit américain avec la Chine a explosé ; l'emploi est plus dégradé que jamais aux Etats-Unis. Coïncidence ? Ou faut-il incriminer le commerce avec la Chine, bref, son entrée à l'OMC ?
Pékin a rempli ses engagements : baisse de ses droits de douane, élargissement de ses quotas d'importations agricoles, ouverture du secteur des services aux investisseurs étrangers. La Chine est un atelier, mais un marché aussi. Elle est devenue le premier exportateur mondial et le deuxième importateur : ses échanges commerciaux ont été multipliés par cinq, dans les deux sens.
"Marché de dupes", tonnent les syndicats américains (et européens). Les multinationales ont délocalisé en Chine pour produire à bas prix des produits qu'elles ont ensuite exportés aux Etats-Unis. Bénéficiaires : les actionnaires. Victimes : les travailleurs américains. En dix ans, les Etats-Unis auraient perdu un tiers de leurs emplois industriels ; leur déficit commercial avec la Chine est passé de 83 à plus de 200 milliards de dollars.
Pascal Lamy, le directeur général de l'OMC, juge que Pékin se comporte comme ses autres membres - ni mieux ni plus mal. Dans les chambres de commerce, on entend pourtant un autre discours. Ouvert sur le papier, le marché chinois resterait très difficile à pénétrer ; Pékin privilégie ses entreprises.
Exportateurs ou investisseurs, les entrepreneurs étrangers évoluent en Chine dans un cadre juridique encore incertain. Pour sortir de la théorie, rien de tel que le merveilleux récit du Britannique Tim Clissold que les éditions Saint-Simon ont la bonne idée de rééditer justement cet automne.
Dans Mr China, comment perdre 450 millions de dollars à Pékin après avoir fait fortune à Wall Street (Saint-Simon, 241 p., 18 €), Tim Clissold, cocasse, touchant et profond, raconte ses mésaventures d'investisseur en Chine. Le marché là-bas, écrit-il, c'est le "domaine des oukases, des fausses lettres de crédit, des juges qui ne comprennent rien à un dossier mais rendent quand même un jugement, des agents d'un bureau anticorruption qui, avant d'accepter une enquête, réclament une voiture ou une valise d'argent liquide". "Une chose est sûre, dit-il, si vous respectez les règles, vous êtes fichu."
Arrivés il y a plus de vingt ans, Clissold et son groupe sont toujours en Chine. Comme s'ils voulaient donner raison à ceux qui, aux Etats-Unis notamment, réfutent le bilan négatif du commerce avec la Chine. Ils alignent trois arguments. Le mode de calcul des balances commerciales fausse la réalité des échanges : des produits estampillés "made in China" en douane sont en fait l'aboutissement d'une chaîne de production compliquée, souvent multinationale, où la part de la Chine en valeur ajoutée est en général infime. C'est d'abord la technologie qui permet de délocaliser le travail : s'ils ne l'avaient pas été du fait de la Chine, les emplois détruits aux Etats-Unis l'auraient été par d'autres pays du Sud. Enfin, pour les défenseurs du libre-échange avec la Chine, c'est avant tout la sous-évaluation de sa monnaie - le yuan - qui lui donne un avantage commercial inique.
Le vrai bilan de la Chine à l'OMC est peut-être ailleurs. Car les uns et les autres sont d'accord sur un point : par effet de concurrence exacerbé, le poids de l'empire du Milieu dans le commerce mondial pèse sur les prix, y compris ceux du travail. Autrement dit, le pas de géant dans la globalisation économique que représente l'arrivée de la Chine à l'OMC explique en partie la stagnation du salaire médian aux Etats-Unis.
Et, du bas au milieu de l'échelle sociale, on a maintenu le pouvoir d'achat en s'endettant. Ce qui est l'une des explications de la crise de la dette d'aujourd'hui.
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