Le rover américain est l'engin le plus complexe jamais lancé à l'assaut de la Planète rouge. Il aura pour mission d'en analyser les roches afin de déterminer si elle a pu être un jour "habitable".
C'est la mission scientifique la plus ambitieuse jamais envoyée sur le sol de Mars : le rover Curiosity (Mars Science Laboratory, dans le jargon scientifique), qui a été lancé samedi 26 novembre à 16 h (heure de Paris) par une fusée Atlas V depuis Cape Canaveral (Floride), est un concentré de technologie.
Doté de dix instruments scientifiques, il devra survivre une année martienne (quatre-vingt-dix-huit semaines terrestres) et parcourir une vingtaine de kilomètres à la recherche de roches à analyser, pour que les équipes de conception du Jet Propulsion Laboratory - JPL - (NASA, Caltech University) soient satisfaites. Mais les scientifiques mondiaux qui sont associés à cette aventure espèrent que l'engin, le plus gros de son espèce, sera bien plus endurant.
Avant de commencer son travail scientifique, Curiosity devra survivre à un long voyage et surtout à un atterrissage, prévu en août 2012, dont les modalités sont encore inédites. Trop massif (900 kg) pour voir sa chute simplement amortie par des airbags, comme certains de ses prédécesseurs, il sera placé sur le sol martien par une sorte de "descenseur" spatial, une structure dotée de rétrofusées qui le déposera au bout de filins. Si la méthode fonctionne, elle sera adoptée pour les futures missions qui doivent acheminer vers Mars des équipements toujours plus lourds.
Viendra ensuite le temps de la mission scientifique elle-même. La NASA résiste pour l'heure assez bien à la tentation de "survendre" une opération qui coûtera pas moins de 2,5 milliards de dollars. Elle précise d'emblée que Curiosity n'aura pas pour but de trouver la vie sur Mars. Il ne pourra donc pas envoyer vers la Terre des images d'éventuels micro-organismes, vivants ou fossiles. Mais il devra tenter de déterminer si cette planète a pu un jour réunir les conditions favorables à son apparition. Le mot-clé ? "Habitabilité."
Toute la difficulté réside dans le fait que les conditions favorables à l'émergence de la vie sont aussi celles qui sont les plus défavorables à la conservation de ses traces : la rareté des fossiles sur la Terre en est une illustration. Sur Mars, on ne recherche pas les restes de Tyrannosaurus marsii, mais plutôt les indices laissés par d'éventuelles colonies microbiennes : difficile d'imaginer leur forme après plusieurs milliards d'années de pétrification.
Savoir si la vie a existé sur Mars est encore une "question ouverte", reconnaît la NASA. Son slogan des années 1990, "Suivez l'eau", s'est avéré décevant. Certes, pour que la vie apparaisse, H2O est indispensable. Mais il faut qu'elle ait le temps d'interagir avec son environnement. Les Rovers Spirit et Opportunity ont confirmé sa présence passée. Ils ont vu les traces d'écoulement qu'elle a laissées sur le sol, les sulfates qui sont les preuves de son évaporation.
Mais pour Jean-Pierre Bibring, de l'Institut d'astrophysique spatiale d'Orsay (CNRS, université Paris-XI), chercher la vie là où l'eau a coulé et a sculpté les reliefs est sans doute une "fausse piste" : des phénomènes volcaniques ont pu réchauffer l'eau qui avait percolé dans le sol pour la faire couler à la surface lors d'événements ponctuels. Mais, à ces époques reculées, l'atmosphère martienne était déjà trop ténue pour que cette eau stagne et permette des réactions conduisant à la vie. "Il faut remonter avant tout cela, peu après la formation des planètes, assure-t-il. Avant la fin du grand bombardement des premiers temps du système solaire. Avant que le volcanisme ne forme les grandes plaines du nord de Mars, quand cette planète était encore recouverte d'océans."
Pour lui, Mars est une "fenêtre ouverte sur le passé de la Terre". Notre planète, plus massive, a entretenu une activité tectonique qui a conduit à la disparition des roches les plus anciennes, réabsorbées dans le manteau. Sur Mars, ces vestiges des premiers âges subsistent, sous la forme d'argiles, nées de roches ayant "barboté" très longtemps dans l'eau. "Peut-être que, sur Terre, c'est dans ces conditions-là que la vie a émergé", avance-t-il. C'est l'instrument Omega, dont il est responsable sur la sonde européenne Mars Express, qui a mis en évidence, au milieu des années 2000, ces argiles diluviennes. Cette découverte a changé notre compréhension de l'histoire de Mars. Et aussi le mot d'ordre de la NASA, devenu "Suivez le carbone", qui pour Curiosity se traduira par "Suivez l'argile".
Le rover devrait en trouver sans mal dans le cratère de Gale, où il est censé atterrir. Le choix du site a fait l'objet d'une intense bataille, qui mêlait considérations scientifiques, techniques (sécurité de l'atterrissage) et aussi marketing. "Ce cratère présente une stratification bien marquée, que l'on a déjà bien comprise, indique Francis Rocard, responsable des programmes d'exploration du système solaire au Centre national d'études spatiales (CNES). Il offre en plus un aspect assez spectaculaire, avec un piton à escalader qui promet de beaux paysages."
Jean-Pierre Bibring défendait un autre site, Mars vallis, sans doute moins pittoresque, mais où Curiosity aurait pu s'attaquer directement aux roches argileuses primordiales. Dans le cratère Gale, il lui faudra sortir de l'"ellipse", la zone où l'atterrissage est jugé sûr, pour les atteindre - "ce qui peut prendre deux ans", se désole-t-il.
L'astronome Sylvestre Maurice (Observatoire Midi-Pyrénées, Toulouse) n'est pas si sévère : "Le site retenu équilibre deux approches, la minéralogie (la composition des roches) et la morphologie (la façon dont elles se sont stratifiées)",dit-il. Il n'exclut pas des surprises : "Chaque fois qu'on a prédit quelque chose, Mars a montré qu'elle avait plus d'imagination que nous."
Aux côtés d'équipes du laboratoire américain de Los Alamos, ce Français est coresponsable d'un des instruments les plus spectaculaires de Curiosity, ChemCam. Il s'agit d'un laser capable de vaporiser la roche jusqu'à 7 m pour l'analyser à distance. Cet instrument sera en vedette. "Avec ce sabre laser, nous bénéficions d'un "cool factor", comme disent les Anglo-Saxons", se réjouit-t-il. D'autres instruments doivent affiner ces mesures, avec des forets, des fours, des chromatographes (notamment français), des spectroscopes, etc. "Au total, il y a 80 kg d'expériences scientifiques pour un engin de 900 kg, et on attend beaucoup d'un tel équipement", indique Francis Rocard.
Pour Sylvestre Maurice et ses collègues, le défi initial a consisté à faire passer la masse de l'instrument de 10 kg à 700 g. "Au début, il était trop long, on ne pouvait pas fermer le capot de la fusée", raconte-t-il. Chaque gramme en plus a un effet boule de neige, pesant sur le reste de l'équipement. L'exercice obligé d'amaigrissement est "un grand Monopoly, où on échange de la masse, de la longueur, de la puissance, le tout sous la maîtrise d'oeuvre extraordinaire des Américains".
Après le lancement, le répit ? Pas du tout, car le temps de la croisière vers Mars va être utilisé pour développer des logiciels : "Le Rover n'est pas encore fini, il sera beaucoup plus intelligent à l'arrivée qu'au départ", indique Sylvestre Maurice. Ces neuf mois seront mis à profit pour entraîner les hommes à l'utiliser. "On va se retrouver avec une voiture de 900 kg, avec dix instruments mis au point chacun par plusieurs dizaines de personnes, rappelle le chercheur. Cela fait potentiellement 400 à 500 pilotes pour un seul joystick de commande. "
Comment gérer cette situation, choisir les roches à analyser, le parcours à accomplir ? ChemCam, dirigé depuis la France, fera une analyse des roches environnantes, transmise au JPL en Californie, qui décidera de celles qui seront examinées plus avant, au contact. "La programmation se fera quasiment en temps réel, avec en plus la définition des objectifs stratégiques plus lointains, note Sylvestre Maurice. Cela suppose une organisation redoutable, aussi complexe que pour la construction des instruments." Curiosity, un robot aux tiraillements finalement très humains.
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