Un combattant anti-Kadhafi, dans Syrte, le 17 octobre.
Khochoum Al-Akhir (Libye) Envoyé spécial - Presque à mi-chemin entre Syrte et Waddan, une piste part sur la gauche. Elle s'enfonce dans un canyon assez large avant de déboucher sur une série de bunkers roses au toit plat de 150 à 200 m2. On en compte au moins 86, plus ou moins remplis d'armes de toutes catégories: obus de mortier, de tanks ou d'artillerie; bombes aériennes de 250, 500 voire 900 kg ; lance-roquettes; missiles antitanks à tête explosive remplie de Semtex et de TNT ; missiles à guidage thermique ou laser ; roquettes Grad – l'arme la plus prisée et la plus terrifiante de la guerre libyenne –, empilées comme des mikados… L'inventaire donne le tournis. Il suffit de se baisser pour ramasser des armes, essentiellement soviétiques mais aussi françaises. Au fond, quelques hangars recèlent des missiles sol-air récents, dont une trentaine de S-300 russes d'une portée de 120 km, ou des sol-sol.
Les hangars, intacts, ont été visités et vidés en partie ou en totalité. Malgré le pillage, il reste des dizaines de milliers de tonnes de munitions. Le site semble n'avoir jamais été bombardé. Par précaution, les troupes kadhafistes avaient sorti des milliers de caisses, jetées à la hâte dans la plaine afin d'éviter d'offrir une cible trop facile, semble-t-il. Beaucoup sont encore fermées et intactes.
Le lieu aurait été occupé par les troupes rebelles de la mi-septembre, début du siège de Syrte, à la mort de Kadhafi, le 20 octobre. Que sont devenues ces armes ? Une partie a dû servir à bombarder Syrte, mais une autre doit se trouver dans des entrepôts à Misrata, Zentan, Zliten ou Zaouïa. Près de Syrte, des chercheurs de Human Rights Watch ont découvert "au moins 14 caisses vides ayant contenu un total de 28 missiles SA-24", un missile sol-air portatif russe très sophistiqué, ainsi que des missiles sol-air SA-7 intacts.
Aujourd'hui encore, le site de Khochoum Al-Akhir ("le dernier promontoire", en arabe) est ouvert à tous les vents. Quand on demande aux nouvelles autorités de Joufra pourquoi il n'est pas gardé, elles répondent qu'il dépend de Syrte. Et à Syrte, il n'y a plus personne, ou presque.
"Il y a en Libye de quoi armer toute l’Afrique"
Photo prise le 26 octobre, dans un dépôt d'armes à quelque 100 km au sud de Syrte.AP/David Sperry
Oasis de Joufra (Libye) Envoyé spécial - C'est un hangar blanc, de 35 m sur 7, sans fenêtre. La porte en métal, fermée par une chaîne, est recouverte de deux mots: "Danger, partez !" Les habitants de Sokna, la plus petite des trois localités qui forment l'oasis de Joufra, au centre de la Libye, en sont persuadés: ce hangar, situé dans un complexe relevant du ministère de la défense, contient du gaz moutarde.
"Il y a deux énormes frigos là-dedans remplis de barils", raconte Mohammed Ali, chef du comité militaire des révolutionnaires locaux. Il assure qu'une équipe de trois experts américains est venue, début octobre, inspecter les locaux. "Ils ont enfilé des tenues en plastique. Quand ils sont ressortis, ils nous ont dit de ne plus entrer là-dedans, que c'était très dangereux. Puis ils ont soudé la porte." Visiblement, la menace n'a pas empêché des curieux de faire sauter le scellé et de s'attaquer aux gonds. Sans succès.
Selon les habitants, quatre soldats français des forces spéciales, arrivés avec des combattants de Benghazi le 21 septembre, ont visité le local. "Ils ont emmené à Benghazi un camion rempli d'appareils spéciaux." Les habitants désignent aussi une usine locale, où travaillaient des Serbes, comme un centre de production d'armes chimiques: selon un ex-officier, il s'agirait d'une fabrique de dynamite.
Le hangar de Sokna, voire l'usine suspecte, sont-ils les deux nouveaux sites de stockage d'armes chimiques, dont l'existence a été révélée dimanche 30 octobre par l'ex-chef de l'exécutif du Conseil national de transition (CNT) libyen, Mahmoud Jibril ? Youssef Safi Eddine, le plus haut gradé chargé des armes chimiques dans l'armée libyenne, a confirmé à l'Agence France-Presse la découverte récente de gaz moutarde "non neutralisé" sur deux sites, dont l'un avec du gaz "prêt à un usage militaire". Les lieux, tenus secrets, seraient sous bonne garde et intacts.
Selon l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC), dépendant des Nations unies, la Libye possédait officiellement 11 tonnes de gaz moutarde. Le régime en avait révélé l'existence, tout comme celle de matériau radioactif, lorsqu'il avait renoncé à son programme d'armes de destruction massive en 2003. Le gaz avait été neutralisé mais sa destruction n'était pas achevée. Durant la guerre civile, l'OTAN a surveillé la menace chimique, à laquelle Mouammar Kadhafi n'a pas eu – ou pas pu avoir – recours.
Le stock "officiel" se trouve à Ghawagha, à l'autre extrémité de l'oasis de Joufra. C'est probablement le plus grand dépôt d'armes de toute la Libye : une centaine de bunkers creusés à même la montagne, au nord de Waddan, de sorte que les camions peuvent y manœuvrer. Le site, connu de tous, n'est gardé par personne. Il suffit de pousser la grille d'entrée. Les bunkers se répartissent à droite et à gauche de la piste. Plus de deux sur trois ont été détruits par des bombardements des avions de l'Alliance, d'une précision diabolique. "Chaque fois que l'OTAN touchait un bunker, on voyait depuis le village des explosions qui duraient parfois toute la nuit, se souvient Senoussi Al-Tayeb, chef militaire des rebelles de Waddan. C'était comme un feu d'artifice effrayant." Le site est jonché de restes de munitions calcinées, retombées un peu partout. "Heureusement, l'OTAN n'a jamais visé les bunkers contenant les armes chimiques. Joufra est une cuvette, nous y serions tous passés." Cet officier à la retraite assure que les bunkers contenant le gaz moutarde, un peu à l'écart et au nombre de deux à quatre selon les sources, sont bien gardés. Impossible de vérifier. Mais tout Waddan rapporte la mésaventure de deux rebellesqui avaient garé leur pick-up près des entrepôts dont ils s'approchaient à pied, quand deux bombes les ont visés avant qu'un missile détruise leur véhicule.
"C'est l'OTAN qui assure une surveillance des entrepôts avec ses drones", explique M. Al-Tayeb. Washington a débloqué 40 millions de dollars (29 millions d'euros) pour sécuriser les entrepôts d'armes libyens. Les premiers experts sont arrivés en fin de semaine dernière.
Les visites se succèdent mais les sites restent sans protection sérieuse. Or toute l'oasis de Joufra n'est qu'un immense arsenal. Mouammar Kadhafi et son fidèle ministre de la défense, Abou Bakr Younès Jaber, tué à ses côtés le 20 octobre à Syrte, en avaient fait le centre nerveux de l'appareil militaire libyen. L'oasis, constituée de trois localités modestes – Houn, le chef-lieu, au centre, Waddan, à l'est, et Sokna, à l'ouest – est idéalement située au centre de l'immensité libyenne.
Ahmed Al-Arabi, professeur d'ingénierie à l'université de Joufra, est un révolutionnaire de la première heure. Il a agi pendant des mois dans la clandestinité. "Tout passait par ici. C'était une immense caserne. Si on avait commencé par prendre Joufra, Kadhafi n'aurait jamais tenu sept mois." Mais la disproportion des forces était telle qu'il n'a rien pu faire avant septembre.
Avec son beau-frère, le colonel Nasser Abdelhafiz, qui occupait un poste de responsabilité au ministère de la défense, ils ont tenté de faire passer secrètement des informations à l'OTAN, via les rebelles de Misrata. "On voyait tout. Comment les convois de munitions partaient la nuit, recouverts de légumes et de fourrage ; comment des fermes ont été utilisées pour entreposer des armes ; comment le ministre de la défense s'est caché dans la compagnie d'électricité… A la fin, il s'était installé à l'hôpital."
Parfois, ces informations ont été utiles, souvent, elles sont arrivées trop tard. "L'OTAN a bombardé beaucoup de choses inutiles, comme nos installations radars, souligne le colonel Abdelhafiz, spécialiste de la défense antiaérienne. Et ils ont négligé des cibles plus importantes." Ce n'est que le 19 septembre, deux jours après la fuite de Younès, que Joufra s'est entièrement libérée, avec l'aide de l'OTAN. Ensuite, cela a été la ruée. Les rebelles ont débarqué de partout, alléchés par les fabuleuses quantités d'armes encore présentes. "Il y a en Libye de quoi armer toute l'Afrique, confirme M. Abdelhafiz. Dans les années 1970 et 1980, Kadhafi a acheté en quantités astronomiques. L'oasis compte pas moins de 200 entrepôts. Mais c'est du matériel obsolète." Obsolète mais suffisant pour fabriquer pendant des décennies des engins artisanaux (IED), qui ont démontré leur redoutable pouvoir de tuer en Irak et en Afghanistan. "J'ai peur que tout cela tombe entre de mauvaises mains", confirme-t-il. Il pense aux missiles sol-air portatifs de type Strella, et surtout aux Igla, plus récents, d'une portée de 5 à 6 km et thermoguidés. Largement de quoi abattre des avions civils en tout cas.
Les combattants de Misrata ont été les plus prompts pour piller les principaux stocks d'armes, suivis par ceux de Zentan, Gherian, Zaouïa. "Que pouvais-je faire ? Ils disaient qu'ils avaient besoin d'armes pour le siège de Syrte", plaide M. Al-Tayeb, censé contrôler les entrepôts de Ghawagha. Après la mort de l'ex-Guide libyen, tous les rebelles sont partis.
Le colonel Abdelhafiz a été chargé par le ministre de la défense du Conseil national de transition (CNT) de sécuriser les stocks de Joufra. Mais il vient d'apprendre qu'un autre gradé avait été mandaté par le chef d'état-major pour la même tâche. Sans coordination ni troupes, il ne peut que compter sur les 200 combattants de la katiba (brigade) Al-Jazira, dépêchés depuis Benghazi pour l'aider.
Mais leur commandant, Hani Zeidan, ne veut pas se déployer sur des dépôts pillés par les rebelles de Misrata, qu'il ne semble pas apprécier: "Dieu sait ce qu'ils ont fait de ces armes. Je ne veux pas être tenu pour responsable de leur disparition." En attendant, il a fait envoyer à Benghazi plusieurs dizaines de véhicules de transport blindés, officiellement "pour protéger les champs pétroliers".
"Les rebelles ne sont pas venus protéger les dépôts, mais les piller, déplore le colonel Abdelhafiz, impuissant. Ils préparent l'avenir, au cas où ça tourne mal. L'important, se rassure-t-il, c'est qu'on sache qui a pris quoi et l'a emmené où." C'est bien le problème.
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