Trois ans après l'été meurtrier qui conduisit à la faillite de la banque d'affaires américaine Lehman Brothers, l'économie mondiale court vers un nouveau krach. L'activité industrielle ralentit fortement. Le marché interbancaire se ferme tandis que les financements en dollars se tarissent. Alimentées par l'inflation, les bulles spéculatives enflent sur les matières premières, l'immobilier ou le franc suisse, soit autant d'actifs improductifs. La dette publique, qui dépasse désormais 100 % du produit intérieur brut (PIB) dans les pays de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), s'est substituée au crédit privé comme le vecteur de la prochaine catastrophe financière.
Dans le même temps, les bouleversements stratégiques se multiplient : révolutions dans le monde arabe, disparition de Ben Laden, tragédies en chaîne du Japon.
Nul ne peut ignorer que le XXIe siècle est placé sous le double signe de la mondialisation et des risques. Des risques systémiques qui transforment un choc local en crise mondiale. Des risques complexes dont les effets se cumulent : croissance et vieillissement démographique, révolutions scientifiques, dégradation de l'environnement, interdépendance et concurrence mêlées des nations et des continents.
La crise n'est donc plus économique et financière mais politique, liée à l'incapacité des Etats à faire face à la gestion des risques du XXIe siècle. Jamais depuis les années 1930, la politique n'a été aussi nécessaire face aux transformations radicales du système mondial ; rarement elle a été aussi défaillante, bredouillant les recettes du passé au lieu d'inventer l'avenir.
Les Etats-Unis échouent à trouver un accord de long terme pour restaurer leurs finances publiques par la hausse des impôts et la réduction des dépenses militaires et sociales ; ils ne se retrouvent que dans l'abus du privilège du dollar pour exporter l'inflation. La classe politique japonaise étale son impuissance à reconstruire le pays sur fond d'explosion de la dette (220 % du PIB). L'Europe prouve son incapacité à gérer les crises en accumulant les demi-mesures ruineuses pour la Grèce comme pour les contribuables des pays de la zone euro.
PRIORITÉ AU COURT TERME
Le nouveau plan d'aide n'est qu'un sursis, qui ne traite ni le problème économique du retour à la croissance, ni le problème financier de la décote de la dette grecque qui atteint aujourd'hui 50 % et dépassera demain 70 %, ni le risque de contagion à l'Europe méditerranéenne. En réalité, la crise ne manquera pas de rebondir, avec des coûts croissants pour la zone euro comme pour ses contribuables.
L'Occident, qui a su gouverner le capitalisme jusqu'à la chute de l'URSS, se trouve en plein désarroi, désarmé face aux chocs compte tenu du délabrement des finances publiques et du bilan des banques centrales. Les pays émergents, forts de leur faible endettement (35 % du PIB) et de la détention de 80 % des réserves de change, montrent une meilleure efficacité pour convertir leurs modèles économiques. Mais tous privilégient des stratégies non coopératives qui interdisent la gestion des nouveaux risques et la stabilisation de l'économie mondiale. Tous accordent la priorité au court terme.
La crise est exacerbée dans les démocraties occidentales par les difficultés économiques et financières ainsi que par la peur du déclassement qui nourrit le populisme et le terrorisme, comme l'illustre la tragédie norvégienne. Elle est en réalité universelle car elle découle de la remise en question de l'Etat-nation au sein duquel a été inventée la modernité.
L'Etat est en passe de perdre son monopole dans la gestion des risques. Il ne faut plus seulement réparer mais anticiper. Il ne suffit plus d'intervenir, il faut garantir la soutenabilité des actions publiques. L'Etat doit responsabiliser et coordonner les acteurs économiques et sociaux tout en transférant certaines compétences desouveraineté au plan international.
Voilà pourquoi la dérobade de l'Europe face à la crise grecque comporte une dimension universelle. L'Union européenne est la première construction multinationale fondée sur la liberté. Le double choc de l'élargissement et de la mondialisation a débouché sur la renationalisation des politiques économiques, au moment où le lancement de l'euro imposait le fédéralisme. L'intégration européenne est ainsi sous le feu des passions extrémistes et populistes, alors qu'elle constitue une réponse aux risques du XXIe siècle.
Voilà pourquoi la refondation de l'Europe à travers un accord franco-allemand, est impérative. Elle doit faire la vérité sur la durée de la crise, sur la fin de la croissance à crédit, sur la fausseté des principes qui ont présidé à la création de l'euro (impossibilité du défaut d'un Etat, absence de solidarité financière, respect des critères de Maastricht, indépendance absolue de la Banque centrale européenne...).
L'Europe ne peut plus être le bouc émissaire de l'impuissance des gouvernements nationaux ; elle doit être repensée, assumée et ancrée dans la conscience des citoyens comme le gestionnaire des risques systémiques. En prenant pour boussole la maxime de Montesquieu : "(...) Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l'Europe (...) et au genre humain, je le regarderais comme un crime."
Nicolas Baverez, économiste et historien
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