Le Fonds monétaire international (FMI) ratisse large, et ce n'est pas moins de 150 pays, de l'Afghanistan au Zimbabwe, qu'il classe dans un groupe "pays émergents". Parmi ceux-ci, les "BRICS" (selon l'expression inventée en 2001 par Jim O'Neill, économiste chez Goldman Sachs) – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – font figure de superstars.
Affichant des taux de croissance à faire pâlir d'envie les économies développées, ils apparaissaient au début des années 2000 comme les grands gagnants de la décennie à venir. A tel point qu'on a presque cru, pendant un court moment, qu'ils échapperaient complètement au brutal retournement économique de 2007-2008, qui a plongé les pays riches dans la crise des subprimes, puis dans une crise de la dette dont ils ne voient pas la fin.
Si les modèles de développement des cinq membres du groupe ont chacun leurs spécificités – difficile en effet de comparer l'Inde et la Russie, aux régimes politiques et aux dynamiques économiques fort différents –, l'accélération de leur croissance au début du siècle témoigne de profondes modifications structurelles au sein des économies émergentes, qui ont constitué autant d'arguments en faveur de la théorie du découplage.
Cette théorie, déterrée au début de la crise des subprimes, affirme que les pays émergents vont, à terme, se désolidariser des pays développés pour poursuivre leur croissance à leur propre rythme, sans être touchés par les fluctuations des "vieilles" économies.
Quatre ans après les premiers soubresauts de la crise, cette théorie se vérifie-t-elle ? Si le Brésil, la Chine et l'Inde voient leur dynamisme sensiblement ralenti ces derniers mois, les taux de croissance enregistrés cette année et ceux envisagés pour l'année prochaine restent bien au-dessus de ceux des pays riches.
Une décennie de croissance spectaculaire
Les chiffres des dix dernières années sont impressionnants : en pourcentage du PIB, à monnaie constante, le Brésil part de moins de 2 % de croissance en 2001 pour arriver à 6 % en 2007. Après une légère contraction en 2009, le PIB repart à la hausse, et la reprise s'établit à 3,7 % en 2011. Du côté de la Russie, le membre le plus "à la traîne" des BRICS, le PIB a crû de 5 % en 2001, de 8,5 % en 2006 et d'un peu plus de 4 % en 2011.
Du côté de l'Inde, la poussée est marquée : la plus grande démocratie du monde enregistre un petit 3,8 % en 2001, avant de frôler les 10 % en 2007, pour redescendre à un peu moins de 8 % en 2011. La Chine est de son côté le pays de tous les superlatifs, avec 8,3 % de croissance en 2001, pas moins de 14 % en 2007 et 9,5 % en 2011. L'Afrique du Sud, petit nouveau du groupe, n'a pas à rougir : de 2,7 % de croissance en 2001, elle passe à 5,6 % en 2006 pour s'établir à 3,4 % en 2011 (source : FMI).
Si ces chiffres vertigineux sont en grande partie dus à un phénomène de "rattrapage", ils traduisent également une solidité économique récemment acquise par les pays émergents. Oubliés les plans d'ajustement structurels des années 80, les crises financières et les banqueroutes des années 1990 : les BRICS représentent désormais à eux seuls près de 40 % de l'économie mondiale. Et c'est sans compter sur les autres "outsiders" : le Mexique, la Corée, Israël, la Turquie, l'Indonésie, pour ne citer qu'eux.
Des avantages structurels
En 2007, lorsque la crise des subprimes éclate aux Etats-Unis, les pays émergents semblent immunisés. Tout d'abord parce qu'ils ont, en une dizaine d'années, accumulé des excédents considérables. A l'inverse, les pays développés n'ont cessé de creuser leurs déficits : en 2006, celui des Etats-Unis atteignait 6,2 % du PIB, alors que la balance des paiements chinoise enregistrait un excédent équivalent à 9,4 % de son PIB la même année.
Les émergents ont également profité du mouvement de libéralisation et de dérégulation des marchés au tournant des année 1990-2000 pour développer leurs places financières. Enfin, l'adoption de politiques de changes relativement rigides empêche ces pays de retomber dans la spirale de la crise financière, comme dans les années 1990, et permet d'accumuler des réserves de devises. Ajoutons à cela le cas particulier des pays producteurs de pétrole, pour lesquels chaque hausse du cours de l'or noir se traduit par des rentrées d'argent supplémentaires.
Par ailleurs, les Indiens et les Chinois épargnent énormément : le taux d'épargne dépasse les 50 % du PIB en Chine, et frôle les 35 % en Inde (contre 18 % en France et 12 % aux Etats-Unis).
Combinés, ces facteurs permettent un financement interne efficace du développement économique, même si la taille encore modeste des marchés financiers, sévèrement régulés (c'est notamment le cas de l'Inde), rend toujours indispensables les financements externes et les investissements étrangers.
Ces réserves atteignent de tels sommets, notamment dans le cas de la Chine, que les émergents apparaissent de plus en plus comme les grands créanciers du monde : le montant total des réserves qu'ils détiennent représente les deux tiers des réserves mondiales (PDF). La Chine est devenue en quelques années le premier investisseur de la planète.
Cette indépendance financière, variable d'un émergent à un autre, permet pour les mieux placés d'enregistrer une croissance solide et surtout les rend beaucoup moins vulnérables aux chocs économiques mondiaux, soulignait début 2008 une étude publiée par un ancien directeur du FMI (accès payant). Pourtant, quelques mois plus tard, des économistes de la BNP Paribas constatent les premières répercussions de la crise des subprimes sur les économies des BRICS, et des autres.
Des faiblesses révélées par la crise
Ce puissant développement ne se fait en effet pas sans dommages collatéraux, ni sans révéler des fragilités qui pourraient, sous le coup de la crise touchant les pays développés, ralentir l'expansion économique des émergents.
Premier danger d'une croissance aussi forte et rapide : les risques inflationnistes. Et ce risque est loin d'être un détail, surtout dans des géants démographiques comme l'Inde, où plusieurs dizaines de millions de personnes ne mangent encore pas à leur faim. Or le développement d'un marché intérieur est une des clés de la pérennisation de la croissance, surtout en période de crise mondiale, quand le commerce se contracte. En plus de l'inflation, le spectre des bulles – boursière, immobilière, sur les matières premières – terrorise la population : le prix du sac de riz grimpe, les loyers flambent, le secteur du BTP s'écroule et ce sont des millions de travailleurs immigrés qui sont obligés de rentrer au bercail.
L'étude de la BNP n'est cependant pas alarmiste à ce stade : les émergents bénéficient en effet de marges de manœuvre budgétaire importantes, de fondamentaux plus solides que dans les années 1980 et 1990 et surtout, ils sont très peu exposés aux crédits "subprimes", qui sont alors en train de faire tomber tant de banques aux Etats-Unis et en Europe. Les BRICS n'ont donc pas à craindre de "credit crunch" (tarissement du crédit) dans l'immédiat, ce qui leur permet de maintenir un écart de croissance "significatif" avec les pays développés, estiment les analystes de la BNP.
Atterrissage en douceur ou retournement de conjoncture ?
Trois ans plus tard, alors que la crise des subprimes a laissé la place à celle de la dette, les économistes sont plus pessimistes car depuis plusieurs mois certains indicateurs font moins bonne figure qu'avant. Dans une note interne publiée début décembre, HSBC souligne le ralentissement de la production manufacturière en Inde en cette fin d'année, combiné à une baisse de l'emploi dans ce secteur. En cause, une baisse des commandes et des délais de livraison allongés, du fait de coupures de courant, mais aussi l'inflation, qui renchérit le prix des achats pour les industriels indiens. Pour Leif Eskesen, chef économiste chez HSBC pour la zone Inde et Asean, c'est bien la demande interne qui est affectée.
En Chine, la tendance au ralentissement est encore plus marquée : pour les économistes de HSBC, la hausse de la production manufacturière a enregistré en novembre son point le plus bas depuis mars 2009. Là encore, "la demande intérieure faiblit, et la demande extérieure ne peut que ralentir encore". Pour autant, les indices ne sont pas encore dans le rouge, soulignent les économistes de HSBC, et surtout, "les tensions inflationnistes se résorbent plus vite que prévu, ce qui libère de la marge de manœuvre à Pékin et lui permet d'organiser un atterrissage en douceur".
Au Brésil, la croissance a marqué un arrêt brutal (lien abonnés) après trois ans de hausse continue : après une excellente année 2010 (plus de 7 % de croissance), portée par de généreuses mesures de soutien à la consommation des ménages, la croissance ne devrait pas dépasser les 3,5 % en 2012. Mais, contrairement aux économies développées, les marges de manœvre sont plus nombreuses : avec des taux directeurs à 11 % et des mesures de relance en préparation, Brasilia a encore plusieurs leviers à actionner, surtout avec un taux de chômage qui ne dépasse pas les 6 %. De quoi faire rêver Barack Obama, Nicolas Sarkozy, Angela Merkel et David Cameron réunis.
No comments:
Post a Comment