L'Europe, dit-on souvent, ne s'est jamais construite qu'en surmontant les crises. S'il devait à nouveau se confirmer, l'adage pourrait donner des raisons d'espérer à ceux qui doutent de la dynamique européenne en ces temps de crise existentielle : vu l'ampleur du séisme au sein de la zone euro, l'intégration, ou du moins la gestion collective de nos interdépendances, devrait bientôt faire des bonds.
Or, il suffit de lire les journaux, et pas seulement les éditoriaux de la presse anglo-saxonne, pour se laisser convaincre du contraire : la zone euro serait sur le point d'imploser, sous la double pression des marchés et de ses divergences internes. Un naufrage retentissant, à peine dix ans après le lancement réussi de l'Union monétaire, qui signerait l'échec d'un projet : l'Europe. Qu'en est-il au juste, après plus d'un an de lutte pour la survie de l'euro ?
A suivre les déboires de l'union monétaire, il est permis d'être pessimiste. Les économistes anglo-saxons, le Prix Nobel d'économie Paul Krugman en tête, qui ont toujours eu du mal à croire en l'euro, semblent tenir leur revanche. L'euro est-il viable, alors que le jeune édifice est déséquilibré faute de gouvernement économique, et budgétaire digne de ce nom ? "Non", répondent de nombreux experts, pas seulement eurosceptiques. Peut-il survivre, alors que les pays cancres ont longtemps vécu, grâce au bouclier constitué par la monnaie unique, sur le dos des vertueux, au risque d'être aujourd'hui rattrapés par leurs faiblesses ? Pas davantage, à en croire les Cassandre.
Plus largement, Jacques Delors en personne tire le signal d'alarme en pointant les risques de "démantèlement" de l'Union européenne, sous les coups de butoirs de la crise, et du retour des égoïsmes nationaux. Depuis 2008, ce sont les Etats qui font leur grand retour après avoir sauvé les banques et... leurs voisins. Or, sous la pression des formations populistes, les gouvernements défendent bec et ongles leurs intérêts nationaux, quitte à laisser libre cours à leur souverainisme. Espace Schengen, coopération énergétique, politique industrielle, chacun paraît tenté par le cavalier seul, par excès de confiance en ses propres forces, et par méfiance envers celles des autres.
Ces mêmes Etats n'hésitent pas au besoin à rabrouer sans ménagement les institutions qui sont censées être à l'avant-garde du projet européen. Au fil des sommets, Nicolas Sarkozy multiplie les piques contre Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne. Cette dernière a pourtant su mettre son indépendance au service de tous pour gérer la crise. Quant à Angela Merkel, la chancelière allemande, elle ne manque pas une occasion de s'en prendre à José Manuel Barroso, le président de la Commission, qui a, il est vrai, davantage de difficultés à exister dans la tempête. La crise a aussi compliqué à l'extrême les premiers pas d'Herman Van Rompuy, le président stable du Conseil européen, et du nouveau traité de Lisbonne, un outil encore incapable, en dépit des promesses, d'améliorer le fonctionnement et la visibilité internationale de l'Europe élargie.
Bref, l'Europe fonctionne sur un mode intergouvernemental : personne ne s'en plaindrait si l'exercice se révélait efficace, mais les déboires du tandem franco-allemand démontrent que le pilotage à vue par des dirigeants dépourvus de vision n'est pas toujours la panacée.
Et pourtant, l'Europe n'est pas encore morte. La crise est loin d'être close, mais la zone euro a su, dans l'urgence, répondre aux attaques spéculatives, et serrer les rangs pour tenter de les surmonter. Les progrès sont même fulgurants, quand on songe au point de départ. Voici un an, l'Allemagne s'abritait encore derrière la clause de "non-renflouement" (no bail out) d'un pays en difficulté pour retarder tout plan d'aide à la Grèce. Aujourd'hui, Mme Merkel a même accepté la mise en place d'un dispositif permanent de gestion de crise, en échange d'un amendement des traités qui va permettre de contourner le no bail out.
En mai, on pouvait douter de la détermination allemande à sauver la monnaie unique. Le pragmatisme de Mme Merkel semble l'avoir décidée à "tout faire" pour soutenir la stabilité de l'euro, comme elle le répète désormais avec M. Sarkozy et leurs homologues. Les Allemands ont compris que l'euro n'était pas seulement la monnaie des Grecs et des Irlandais, mais aussi la leur. Et ils ont su se montrer solidaires, tout en imposant leur "culture de la stabilité".
Une chose est sûre : la crise est en train de bouleverser les règles du jeu européen, et il serait inconséquent de ne pas en tirer les leçons. Les dix-sept membres de la zone, et leurs voisins qui s'inquiètent du sort de la monnaie européenne, l'ont compris. Tous tentent de trouver une parade durable en musclant les mécanismes de discipline budgétaire et de concertation économique. On est encore loin de la fédération budgétaire appelée de ses voeux par Jean-Claude Trichet. Mais une nouvelle Europe est déjà en train de naître. Reste à savoir si l'édifice sera capable de fonctionner, en dépit de l'absence évidente "d'esprit européen".
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