Cet été, la Chine est devenue officiellement, d'une courte tête, la deuxième économie mondiale, derrière les Etats-Unis et devant le Japon, après la publication des chiffres du produit intérieur brut (PIB) du deuxième trimestre, convertis en dollars.
En fait, si l'on corrige l'effet de la sous-évaluation de la devise - le yuan - qui minore le poids économique réel de l'économie chinoise, elle pèse déjà plus de deux fois celle du Japon et près des deux tiers de celle des Etats-Unis, selon les calculs dits "en parité de pouvoirs d'achats" de la Banque mondiale en 2009.
Est-ce bien surprenant ? Le pays compte un quart de la population mondiale et s'est installé dans un rythme de croissance à deux chiffres que la crise a à peine bousculé. Les effets de cette dernière ont été contrecarrés par un plan de relance massif, quand le reste du monde subissait une récession.
Le PIB par habitant est certes plus de dix fois inférieur à celui des Etats-Unis ou du Japon, mais le potentiel de rattrapage et les marges de manoeuvre financières de Pékin sont immenses.
La montée en puissance de la Chine, si elle n'est pas nouvelle, coïncide avec l'affaiblissement des pays développés, et en particulier de l'Amérique.
"Il faut se garder de tirer des conclusions hâtives des derniers chiffres de croissance trimestriels parus aux Etats-Unis, en Europe ou en Chine. Mais la crise marque une étape importante, en accentuant la différence de dynamisme entre pays émergents et pays déjà industrialisés", résume Yves Zlotowski, économiste en chef de Coface. "Au cours des prochaines années, la croissance des Etats-Unis va se rapprocher de celle, plus lente, de l'Europe. Le modèle économique américain, basé sur l'endettement des ménages, est durablement atteint. La bulle immobilière a masqué la désindustrialisation (du pays) et la compression des salaires due à la mondialisation. Les fortes inégalités de la société américaine risquent d'entraîner une contestation plus forte de la mondialisation aux Etats-Unis mêmes", ajoute-t-il.
Ainsi se dessine "un monde post-américain", titre le Ramses 2011, publié cette semaine par l'Institut français des relations internationales (IFRI).
La crise modifie la carte de l'économie mondiale. Des positions sont remises en question. Au sein de l'Union européenne, une Allemagne performante se distingue d'une Espagne affaiblie. Quant aux "pays émergents, (ils) ne sont pas logés à la même enseigne. (Il y a) ceux qui sont dépendants de l'extérieur et ceux qui ont un immense marché intérieur comme le Brésil ou la Chine", ajoute Bruno Cavalier, économiste en chef de la société de Bourse Oddo.
L'empire du Milieu est ainsi conforté sur sa trajectoire. "(Sa) croissance potentielle est très élevée, comme dans les années 1950 et 1960 en France, quand les ruraux partaient en ville et passaient d'une activité sous-productive à une activité productive", ajoute Philippe d'Arvisenet, directeur des études économiques de BNP Paribas. "Les hausses de salaire récentes montrent que la consommation pourrait devenir un peu plus normale en Chine. D'un côté, vous avez une croissance potentielle de 10 % et de l'autre, dans les pays développés, de 2 % à 2,5 %...", souligne-t-il.
"Nous assistons à une redistribution des cartes de l'économie mondiale", juge Olivier Poupart-Lafarge, président de la société de conseil Opalic. Pour illustrer l'ampleur du changement, il cite comme précédents l'organisation de l'Empire romain au Ve siècle de notre ère, l'affirmation de la puissance monétaire de l'Espagne et du Portugal au XVIe siècle ou la domination industrielle de l'Europe occidentale après la première guerre mondiale.
RIVALITE
"Deux motifs sont récurrents dans les exemples historiques : la richesse en hommes de qualité dans les puissances émergentes, l'endettement excessif dans les pays en déclin", ajoute M. Poupart-Lafarge, faisant référence au penseur mercantiliste Jean Bodin.
D'un côté, la Chine ou l'Inde "disposent d'un réservoir humain gigantesque depuis longtemps, et qui s'accroît rapidement en qualité : efforts de formation, d'organisation, d'investissements en matériel moderne, développement d'une classe moyenne, gage de stabilité politique et sociale...".
De l'autre, diagnostique-t-il, "l'endettement excessif des Etats-Unis et de l'Europe occidentale, ajouté à l'activité malsaine des spéculateurs en valeur mobilière, constitue les prémices de l'effondrement des puissances économiques dominantes".
Au cours des années 2000, pourtant, l'idée s'était développée que la Chine avait passé une alliance pour rester le partenaire financier bienveillant des Etats-Unis, finançant leurs déficits sans gravité, en échange de la possibilité d'écouler massivement les produits chinois outre-Atlantique, aidés par la compétitivité d'un yuan sous-évalué.
Mais l'économiste Antoine Brunet voit dans ce régime de croissance un piège pour les Etats-Unis. Se référant aux travaux de l'économiste Charles Kindleberger, il estime que "pour l'Europe, la source essentielle de la crise des années 1930 était les déficits extérieurs colossaux et répétés à l'égard des Etats-Unis, dus, en bonne part, à un niveau trop compétitif du dollar. Et c'est seulement lorsque les Etats-Unis ont consenti, en 1948, une importante réévaluation du dollar contre les monnaies européennes que l'Europe a pu renouer avec une forte croissance. Nos "trente glorieuses" ont ainsi pu avoir lieu".
r, dans la crise actuelle, la Chine a tourné le dos à une concession équivalente - gelant au contraire l'appréciation du yuan - "car elle sait trop bien qu'un dollar maintenu à 6,80 yuans accentue la déstabilisation des pays occidentaux qui s'est amorcée mi-2007, et l'aide à ravir aux Etats-Unis le leadership planétaire", ajoute M. Brunet. La rivalité entre les deux puissances s'est alors manifestée plus clairement."Supposée coopérative, la Chine est apparue à l'occasion de la crise comme un adversaire délibéré des Etats-Unis", juge même M. Brunet. Il évoque des initiatives chinoises comme l'exigence d'une garantie formalisée du Trésor américain sur les obligations des agences hypothécaires Freddie Mac et Fannie Mae ou la mise en cause du rôle international du dollar.
A court terme toutefois, certains observateurs s'inquiètent pour la Chine, jugeant que sa bulle immobilière pourrait imploser. Mais Pékin a les moyens de continuer à alterner relance et freinage. "La priorité de la Chine reste la croissance. Elle commencera à subir à l'horizon de dix ans les effets du vieillissement liés à la politique d'enfant unique. D'ici là, elle doit avoir le niveau d'activité le plus haut possible, et elle dispose de marges de manoeuvre qui n'existent plus (dans les pays développés), puisqu'elle n'a pas de déficit budgétaire ni de dette publique conséquente", dit M. d'Arvisenet.
Il ne croit pas non plus à une réévaluation du yuan. Malgré l'internationalisation progressive de son usage, son cours reste largement administré. "Tant qu'on est créancier du reste du monde et structurellement excédentaire, on peut faire ce qu'on veut de son taux de change...", explique M. d'Arvisenet.
Finalement, "un des enjeux majeurs est la refonte du système monétaire international centré autour du dollar, ce qui n'est pas tenable compte tenu du basculement des rapports de forces. Ce système devra tourner autour d'un autre point de gravité comme le yuan, ou de plusieurs monnaies", analyse Bruno Cavalier. "La Chine est entrée à l'Organisation mondiale du commerce avec un statut de pays émergent, la question est maintenant qu'elle en fasse partie en tant que grand pays", ajoute-t-il.
Cependant, la rivalité sino-américaine est "à la fois une lutte entre deux grandes nations mais aussi entre deux modèles : capitalisme totalitaire contre capitalisme démocratique", rappelle Antoine Brunet. Dans un monde "post-américain", les Etats de droit devront relever ce défi économique, social, politique et stratégique.
Adrien de Tricornot
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