Les pauvres sont-ils moins intelligents ? La question peut sembler provocante, mais de nombreux travaux de psychologie ont montré que les personnes vivant dans la pauvreté avaient une tendance malheureuse à s'engager dans des comportements risquant de renforcer leurs problèmes, comme ne pas participer aux campagnes de dépistage du cancer, oublier leurs rendez-vous médicaux ou, plus simplement, mal gérer leurs maigres finances et multiplier les crédits à la consommation.
Les explications à ces mauvaises décisions qui entretiennent le cercle vicieux de la misère invoquent en général le contexte socio-économique (faible niveau d'éducation, infrastructures déficientes, etc.). Mais une étude publiée dans le numéro de Science du 30 août propose une autre hypothèse, cognitive celle-là : si les pauvres ne font pas les bons choix, c'est parce que vivre quotidiennement au bord du gouffre financier les rend incapables de se concentrer sur d'autres problématiques que leurs soucis d'argent.
DES CHOIX IMPULSIFS
Pour appuyer leur théorie, les auteurs de cette étude – deux économistes et deux psychologues – ont mené deux expériences intéressantes. La première a été réalisée auprès de commerçants d'une grande galerie marchande du New Jersey (Etats-Unis), gagnant entre 20 000 et 70 000 dollars par an. Il leur était demandé d'imaginer la situation suivante : votre voiture a des problèmes, et la réparation s'élève à X dollars. Que décidez-vous ? Payer tout de suite, contracter un emprunt ou ne pas faire réparer votre auto en espérant qu'elle tienne le coup ? Les expérimentateurs demandaient aux participants de prendre un moment pour réfléchir et, dans l'intervalle, leur faisaient passer deux petits tests cognitifs. Lorsque le coût de la réparation restait modeste (150 dollars), les commerçants les plus pauvres réussissaient les exercices aussi bien que leurs collègues les plus riches. Mais lorsque la facture était multipliée par dix (1 500 dollars), ceux qui gagnaient 20 000 dollars annuels échouaient davantage aux tests, probablement parce qu'ils s'étaient en pensée plongés dans les dilemmes qu'impliquerait cette grosse dépense inattendue.
Mais les chercheurs ne se sont pas arrêtés à cette seule expérience car, après tout, il s'agissait d'une situation en partie imaginaire. Pour leur seconde expérience, ils ont mis à contribution près de 500 paysans indiens de l'Etat duTamil Nadu, qui vivent de la canne à sucre. Ces agriculteurs suivent en effet un cycle de pauvreté bien connu : riches juste après que la récolte annuelle (qui représente 60 % de leurs revenus) leur a été payée et pauvres juste avant. La vie s'en chargeant toute seule, il n'était donc pas besoin d'induire chez eux des problèmes d'argent inventés, et il suffisait de leur faire passer les tests cognitifs à deux reprises : une fois avant la récolte de canne et une fois après.
Ayant pris soin d'écarter d'éventuels biais, comme un moindre apport calorique ou un état de fatigue différent suivant les périodes, les auteurs de l'étude ont retrouvé le même type de résultats que dans la première expérience : libérés de leurs problèmes d'argent après la récolte, les paysans réussissaient les exercices nettement mieux qu'avant.
L'état de pauvreté semble donc bien taxer le système cognitif et l'empêcher d'atteindre ses performances optimales. D'où l'incapacité à réfléchir en profondeur aux pistes qui permettraient de sortir de la misère. D'où aussi la tendance à faire des choix impulsifs risquant d'aggraver la situation. Dans leur article, les chercheurs établissent une analogie avec un aiguilleur du ciel qui, tout à son effort pour éviter une collision aérienne entre deux appareils, en néglige les autres avions au risque de provoquer un accident ailleurs.
13 POINTS DE QI EN MOINS
D'après eux, la pauvreté accapare l'attention de manière dévorante, fait surgir des pensées parasites qui nuisent au raisonnement et réduit les ressources cognitives. Comme le résume un des auteurs de l'étude de Science, Jiaying Zhao, chercheur au département de psychologie de l'université de Colombie-Britannique (Vancouver, Canada), la gestion de la pénurie consomme "de la bande passante mentale". Etre pauvre, c'est non seulement se battre avec de faibles revenus, mais aussi avec moins de ressources cognitives. Selon ces chercheurs, cette dîme prélevée par la misère équivaut à 13 points de QI ou à la baisse de performances intellectuelles qui suit une nuit blanche.
En conclusion de leur travail, ils suggèrent aux décideurs politiques de prendre en compte leurs résultats pour faciliter la vie des populations les moins aisées. Tout comme on exempte d'impôts les personnes à bas revenus, il faudrait réduire les taxes cognitives, par exemple en proposant des formulaires administratifs plus courts, des textes de contrats et règlements plus simples ou des entretiens moins longs.
Selon la Banque mondiale, 20 % de la population des pays en voie de développement vivaient en 2010 dans une situation d'extrême pauvreté, avec moins de 1,25 dollar par jour et par personne.
Les recherches récentes en neurosciences disent que le statut socio-économique n'altère pas de manière globale toutes les fonctions cérébrales, mais au contraire que ses effets sont spécifiques de circuits neuronaux jouant un rôle dans des fonctions comme le langage, les capacités "exécutives" (attention, mémoire de travail, contrôle de l'inhibition), la régulation des émotions. Ainsi, chez unepopulation de jeunes enfants soumis à un test linguistique, il a été montré que le statut socio-économique mesuré, ou SSE, corrèle positivement avec le niveau d'activation du gyrus frontal inférieur gauche et que les enfants avec un SSE faible ont une moindre spécialisation hémisphérique pour le langage. Une autre étude menée chez des nourrissons jusqu'à 14 mois a montré que les enfants de familles défavorisées ont des réponses exagérées à des stimuli inattendus, témoignant d'une difficulté à filtrer les événements distracteurs, et recrutent les zones préfrontales impliquées dans l'attention dans une moindre mesure que les enfants de familles à SSE plus élevé.
Les difficultés sociales et économiques ont un effet négatif sur le développement du cerveau, comme sur la plupart des tissus biologiques qui sont soumis au stress et aux conditions matérielles précaires. Sauf qu'être équipé d'un cerveau performant est précisément ce dont ont le plus besoin les enfants issus de cette strate sociale pour espérer un jour accéder à l'ascenseur du même nom. Comment briser le cercle vicieux ?Autre élément relevé sur une période plus étendue de la maturation cérébrale : la relation étroite entre le niveau d'écart par rapport à une trajectoire de développement standard et le nombre d'années de précarité socio-économique. Quelles sont les variables associées à un faible SSE pouvant expliquer de telles différences ? En fait, des facteurs distincts influent sur des périodes et des facettes différentes du neuro-développement. Ainsi, Hengyi Rao et ses collègues de l'université de Philadelphie ont montré que l'investissement parental dans les soins et l'éducation chez l'enfant de 4 ans prédit la taille qu'atteindra à l'adolescence l'hippocampe, une région impliquée dans la mémoire, alors que la stimulation cognitive que procurent l'environnement social extérieur et l'école ne semble pas jouer un rôle significatif. En revanche ceux-ci prédisent mieux les compétences linguistiques et le degré de spécialisation hémisphérique gauche à l'âge adulte.
Pour Martha Farah, professeure à l'université de Philadelphia et qui a fait de ce problème son principal cheval de bataille, il est essentiel de faire évoluer lapolitique sociale et éducative des gouvernements. La petite enfance est une période critique pendant laquelle l'environnement social, affectif et cognitif modifie durablement le cerveau. A défaut de pouvoir changer la société, il est envisageable de créer des programmes ciblés pour réduire l'impact de la pauvreté. Minimiserles disparités intellectuelles à l'âge adulte avec des interventions précoces auprès des enfants en milieu défavorisé est une ambition réaliste. C'est aussi un moyen de capitaliser sur le plus grand potentiel de l'humanité : les cerveaux de demain.
Pierre Barthélémy du journal Le Monde
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