La cigarette électronique va-t-elle devenir un médicament ? Tel pourrait être le résultat d'un vote du Parlement européen mardi 8 octobre. Les députés européens doivent se prononcer sur la révision de la directive européenne sur les produits dutabac. L'une des dispositions est de classer la e-cigarette comme un médicament - une décision qui n'interviendrait pas en France avant 2018 et ne se traduirait pas dans l'intervalle par un retrait du marché.
Elle n'en déclenche pas moins l'ire des utilisateurs et des fabricants, qui ont lancé, jeudi 19 septembre, un mouvement européen de défense de la cigarette électronique, appelé Vapin' Liberty. "Une telle décision serait un frein à la lutte contre le tabagisme, le risque étant de faire replonger ceux qui ont renoncé au tabac", plaide Brice Lepoutre, président de l'Association indépendante des utilisateurs de cigarette électronique (Aiduce).
Apparue avec le renforcement de l'interdiction de fumer dans les lieux publics en 2008, la e-cigarette séduit de plus en plus. L'estimation de l'Eurobaromètre de mai 2012 dénombrait 500 000 vapoteurs en France et 3 millions qui déclaraient l'avoiressayée. Il y aurait aujourd'hui 1 million d'adeptes en France, selon les industriels. Soit 7,4 % des 13,5 millions de fumeurs. Et plus de 4 millions en Europe.
AVIS PARTAGÉS, LOBBIES PUISSANTS
Il n'y a pas une mais de nombreux types de cigarettes électroniques, les fabricants mentionnent plus de 400 références, plus de 200 saveurs (tabac, menthe, fruits, chocolat, etc.), avec de la nicotine à des taux variables. Jetable ou rechargeable, la cigarette électronique comporte une pile, un dispositif de stockage du "e-liquide" (cartouche ou réservoir) et un atomiseur. Une diode fonctionnant à l'électricité simule la combustion, qui dégage de la vapeur rappelant la fumée du tabac. Cet aérosol est inhalé. Des flacons de e-liquide permettent de recharger la cartouche.
La e-cigarette suscite de vifs débats sur ses éventuels risques et sa réelle efficacité pour arrêter de fumer. Les avis sont partagés. Les lobbies sont puissants. Les experts ont souvent des liens d'intérêt avec telle ou telle industrie.
"Correctement fabriquées et utilisées, elles contiennent beaucoup moins de substances délétères à la santé que la fumée du tabac : ni particules solides, ni goudron, ni autres substances cancérogènes, ni monoxyde de carbone (CO)", conclut le rapport sur la e-cigarette, demandé par le ministère de la santé, piloté par le pneumologue Bertrand Dautzenberg, président de l'Office français de prévention du tabagisme et rédigé par un comité d'experts. Il semble y avoirconsensus pour dire que la e-cigarette est infiniment moins nocive que la cigarette, qui contient plus de 4 000 substances chimiques, et qui tue un fumeur sur deux, rappelle l'Alliance contre le tabac.
Certains sont plus réservés. "Il n'y a aucune preuve formelle de son innocuité. Cela peut être comme pour l'amiante, on trouve cela très bien, et vingt ans après, on constate les dégâts sanitaires, on ne connaît pas les risques liés aux produits sans un recul suffisant", constate le professeur Yves Martinet, pneumologue au CHU de Nancy, président du Comité national contre le tabagisme.
PROPYLÈNE GLYCOL ET GLYCÉRINE VÉGÉTALE
Le propylène glycol, qui produit l'effet de fumée, utilisé depuis longtemps dans les concerts ou discothèques, et la glycérine végétale qui représentent environ 95 % des e-liquides posent question. De même que les parfums et additifs qui peuvent être ajoutés. "Est-ce que le fait d'absorber ces substances pendant de longues années peut être dangereux ? On ne le sait pas", répond Catherine Hill, épidémiologiste à l'Institut Gustave-Roussy à Villejuif (Val-de-Marne).
Certains sont même très réticents : l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a déconseillé, en juillet, l'utilisation de cigarettes électroniques. La Ligue contre lecancer est même allée plus loin, fin août, en demandant le retrait du marché, au motif que ce produit ne participait pas à la dénormalisation du tabac.
A l'inverse, d'autres sont nettement plus positifs. Tel Jean-François Etter, professeur de santé publique à l'université de Genève et fervent défenseur de la cigarette électronique, qui parle d'une "révolution en termes de santé publique"dans son livre La Vérité sur la cigarette électronique (Fayard, 166 p., 11,90 €), qui sort mercredi 2 octobre. Le médecin généraliste Dominique Dupagne ne mâche pas ses mots : "La cigarette électronique a fait la preuve de son utilité contre le tabagisme." Pourtant, il fustigeait ce produit il y a quelques années. "J'étais très contre mais les produits se sont beaucoup améliorés. En termes de bénéfices-risques, c'est favorable."
"OUTIL DE SEVRAGE"
En tout cas, l'engouement est tel que "ce phénomène a très probablement un effet sur les ventes de cigarettes, orientées à la baisse depuis un an, en recul de 9 % au premier semestre par rapport à la même période en 2012. Certes, la hausse de prix, en octobre 2012, a sans doute eu un impact mais le développement de la cigarette électronique ne doit pas être étranger à cette baisse", explique Aurélie Lermenier, chargée d'études à l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). "Pour certains fumeurs, c'est sûrement devenu un outil de sevrage", ajoute-t-elle.
Face à ce succès, "les autorités sanitaires et politiques sont dépassées, elles n'ont rien vu venir, comme d'habitude", tranche l'épidémiologiste Catherine Hill. Tétanisés par le scandale du Mediator, les politiques ne veulent prendre aucun risque. "Pas question de diaboliser mais soyons vigilants", tel est en substance le message de la ministre de la santé, qui craint un déploiement incontrôlé du produit. Marisol Touraine opte clairement pour le principe de précaution.
Jusqu'ici, la France n'a pas tranché sur le statut. L'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) s'était prononcée, en mai 2011, en rappelant que les e-cigarettes pouvaient répondre au statut de médicament si elles revendiquent l'aideau sevrage tabagique, avec une quantité de nicotine contenue dans la cartouche supérieure ou égale à 10 mg, ou celle de la solution de recharge supérieure ou égale à 20 mg/ml. De plus, elle recommandait de "ne pas consommer ce produit". Si elle devenait un médicament, chaque fabricant devrait obtenir une autorisation de mise sur le marché (AMM).
INTERDICTION DE "VAPOTER" DANS LES LIEUX PUBLICS ?
"Nous nous rallierons à la proposition du Parlement européen visant à classer la cigarette électronique comme médicament", souligne le docteur Olivier Obrecht, responsable du pôle de santé publique et de sécurité sanitaire au cabinet de Marisol Touraine. Pour l'ensemble des acteurs, il est nécessaire qu'un cadre soit donné, mais pas forcément celui du médicament. En attendant, "des études vont être lancées d'ici à la fin de l'année. Une première étude sur la toxicologie des produits va être confiée au LNE, le Laboratoire national de métrologie et d'essais", souligne le docteur Obrecht.
Autre écueil à éviter : la e-cigarette ne doit pas être une porte d'entrée vers le tabac. Une circulaire va prochainement en interdire la publicité ; et l'interdiction de sa vente aux mineurs a été votée dans la loi relative à la consommation. Le ministère a, en outre, saisi le Conseil d'Etat afin d'évaluer les possibilités d'interdire de "vapoter" dans les lieux où il est interdit de fumer.
Dans les consultations, le point de vue des tabacologues sur la question a évolué."Je vois des gens arrêter totalement avec la cigarette électronique, on ne peut que s'en réjouir", constate la docteure Béatrice Le Maître, responsable du service de tabacologie du CHU de Caen. "J'étais assez réticente et circonspecte il y a quelques années. Personne ne dissuaderait aujourd'hui un utilisateur", concède-t-elle.
CRÉER LA DÉPENDANCE À LA NICOTINE
Ainsi, après vingt-cinq ans de tabagie, Sophie Harif a arrêté de fumer du jour au lendemain grâce à la e-cigarette. "Je n'ai ressenti aucun phénomène de manque, et je n'ai pas pris 1 gramme. La toux matinale cesse complètement, puis la voix, le souffle, l'odorat, le goût, le teint reviennent. On se trouve dans un état de sevrage tabagique sans les inconvénients", raconte-t-elle.
Nombre d'utilisateurs n'avaient pas l'intention d'arrêter, n'imaginaient pas que c'était possible, et décrivent un "produit passionnant". Les tentatives d'arrêt du tabac sont souvent un échec. 80 % des personnes rechutent six mois après l'arrêt. Contrairement aux patchs et autres substituts nicotiniques, il y a une vraie dimension plaisir dans la e-cigarette. Certains comparent ce phénomène de société au baclofène, molécule utilisée comme traitement de la dépendance à l'alcool qui avait séduit les utilisateurs hors de toute injonction.
"Il faut être prudent", tempère le pneumologue Yves Martinet. Un des risques est d'entretenir ou de créer la dépendance à la nicotine. "L'industrie du tabac continuerait de rendre les gens accros à la nicotine, mais sans les tuer", poursuit cet expert. La nicotine peut aussi présenter un risque d'intoxication, notamment pour les enfants s'ils absorbaient par accident un flacon ou s'en badigeonnaient les mains.
"L'OBJECTIF ZÉRO CIGARETTE DOIT PRÉVALOIR"
De nombreuses questions subsistent : combien de vapoteurs arrêtent totalement le tabac ? "La seule diminution du tabac ne suffit pas à faire baisser les risques pour la santé, l'objectif zéro cigarette doit prévaloir", met en garde Daniel Thomas, cardiologue à l'Institut de cardiologie de la Pitié-Salpêtrière. "Il n'y a pas de seuil en deçà duquel le tabagisme ne présente plus de risques. Environ 80 % des victimes d'infarctus avant 45 ans sont fumeurs", rappelle-t-il.
"Dans la panoplie d'outils de sevrage tabagique, la cigarette électronique est le meilleur produit de substitution", souligne Pier Vincenzo Piazza, responsable de l'équipe physiopathologie de l'addiction et directeur du Neurocentre Magendie (Inserm/université Bordeaux-II). Des études cliniques sont en cours. Des dizaines sont répertoriées sur le site clinicaltrials.gov, un service de l'Institut national de santé américain. Pour autant, "nous manquons de données scientifiques solides et d'études cliniques mesurant l'intérêt de cet outil dans le sevrage tabagique. Le critère d'évaluation des traitements du sevrage tabagique est l'abstinence, et cela nécessite d'être mesuré sur plusieurs mois ou années, dans des études répondant aux critères de qualité de la recherche clinique", explique Estelle Lavie, chef de projet au service des bonnes pratiques professionnelles de la Haute Autorité de santé, qui travaille sur les nouvelles stratégies thérapeutiques d'aide au sevrage.
Les enjeux économiques sont importants. Le chiffre d'affaires (40 millions d'euros en 2012) devrait dépasser les 100 millions d'euros fin 2013, soit plus que celui des substituts nicotiniques. Créé officiellement en janvier, le Collectif des acteurs de la cigarette électronique (CACE) fédère 60 membres, soit 70 % du marché et plus de 2 000 emplois, affirme Mickael Hammoudi, son président. La première boutique de e-cigarettes a ouvert à Caen en 2010. On en compte aujourd'hui 150, un chiffre qui devrait doubler d'ici la fin de l'année.
"L'INDUSTRIE DU TABAC VEUT REPRENDRE LA MAIN SUR CE MARCHÉ"
"L'industrie du tabac veut reprendre la main sur ce marché", selon le Comité national contre le tabagisme. Ainsi British American Tobacco (BAT) vient-il delancer un modèle de cigarette électronique nommé "vype". Imperial Tobacco a fait une offre, début septembre, pour racheter la société chinoise Dragonite (qui revendique les brevets de la e-cigarette).
"Les principaux groupes pharmaceutiques et du tabac étudient de très près le marché, en investissant lourdement dans des enquêtes aussi sophistiquées que discrètes", peut-on lire sur le site Web du Monde du tabac, proche des industriels.
Certains utilisateurs souhaitent, de leur côté, bannir le terme "cigarette" et préfèrent "vaporisateur personnel" ou "vaporette", pour rompre un peu plus avec le monde du tabac. Et "vapoter" fera sans doute son entrée dans le dictionnaire en 2014.
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