Monday, July 09, 2012

Qui empoisonne les écolières afghanes ?


Au moins seize écoles à travers le pays et des centaines d'élèves ont été victimes "d'empoisonnement" depuis le mois d'avril.

Le 17 avril, environ 150 jeunes filles d'un collège de la province de Takhar, dans le nord de l'Afghanistan, étaient transportées en urgence à l'hôpital, "empoisonnées". Selon les autorités éducatives de la province, "des adversaires de l'éducation des filles ou des individus irresponsables armés" avaient versé le poison dans la réserve d'eau de l'école.

Un mois plus tard, à Taloqan, la capitale de cette province, 127 des 1 200 écolières de l'établissement public Bibi Hadjira se retrouvaient à leur tour à l'hôpital. Elles souffraient d'étourdissements, de nausées, de maux de tête. Certaines s'étaient évanouies, d'autres vomissaient à leur arrivée aux urgences. La plupart furent rendues à leurs familles dans la journée. Mais les autorités de cette province relativement épargnée par la guerre en étaient convaincues : les talibans avaient voulu tuer "leurs" filles.
Depuis, les cas d'empoisonnement présumé dans des écoles de filles se multiplient. Au moins treize autres établissements en ont été victimes, à Takhar singulièrement et dans cinq autres provinces du nord et du centre. Les talibans ont nié avoir empoisonné le moindre puits, dénonçant dans un communiqué "les fausses allégations des envahisseurs et de leurs médias aux ordres". "S'ils sont retrouvés, ceux qui s'adonnent à de telles activités seront punis selon la charia", prévenaient-ils.

Les visages de ces centaines de jeunes filles paniquées, allongées sur des civières et des lits d'hôpital, ont fait le tour du pays. Des parents et des députés ont interpellé le gouvernement. A Takhar, après le troisième incident, de nombreuses familles ont décidé de garder leur fille à la maison. Des policiers en armes ont été déployés devant les écoles. Si les talibans, malgré leurs dénégations, avaient voulu empêcher les jeunes filles d'étudier, la manœuvre avait réussi.
"Seules des bactéries d'origines naturelles ont été trouvées" dans l'eau de  Taloqan, "aucune preuve de toxines", selon les forces de l'OTAN.
"C'ÉTAIT UN CRIME CONTRE L'ISLAM ET C'ÉTAIT MA FAUTE"
Après l'incident de Taloqan, l'ISAF, la force de l'OTAN en Afghanistan, a pris en charge les analyse des échantillons d'eau. Ces tests, réalisés fin mai hors d'Afghanistan (le pays ne disposant pas des équipements nécessaires), n'ont révélé aucune trace de substance suspecte. "Seules des bactéries d'origine naturelle ont été trouvées — aucune preuve de toxines", a précisé un porte-parole de l'ISAF, le lieutenant-colonel Jimmie Cummings.
Le 6 juin, le Directoire national pour la sécurité (NDS), les services de renseignements afghans, annonçait qu'il détenait 15 suspects et des preuves d'empoisonnement à l'école Bibi Hadjira. Deux écolières de 17 ans, Shukria et Seema Gul, avaient avoué, devant une caméra des services, avoir été payées plus de 800 euros pour empoisonner leurs condisciples.
Un professeur de l'école, Nadjibullah, arrêté lui aussi, a affirmé récemment à la BBC avoir donné deux bouteilles de poison et l'argent aux jeunes filles. "C'était mal, c'était un crime contre l'islam et c'était ma faute" disait-il. Un officier du renseignement était présent durant cette conversation. "L'enquête montre que l'empoisonnement s'est fait par gaz et dans un cas par l'eau", a affirmé par ailleurs le Dr Suraya Dalil Afghan, du ministère de la santé. Selon lui, aucune trace de poison n'a pu être décelée par les militaires occidentaux car celui-ci a été "inhalé".
En annonçant ces interpellations, les services afghans accusaient leurs homologues pakistanais, l'ISI, d'avoir orchestré cette vague d'attaques contre les écoles de filles pour "saboter" "la réussite de l'éducation afghane". Ils avançaient que le réseau Haqqani, les talibans afghans et pakistanais, avaient fixé cette tactique lors d'une réunion à Quetta, dans le sud-ouest du Pakistan, qui préparait leur offensive de printemps.
Selon un rapport de l'OMS portant sur 34 cas depuis 2009, "l'hystérie collective est la cause la plus probable".
Il est vrai que les "étudiants en religion" forment un coupable idéal. Au pouvoir de 1996 à 2001, les talibans refusaient l'accès des écoles aux filles, et interdisaient à leurs mères de travailler ou de sortir de chez elles non accompagnées. Depuis leur chute, ils ont régulièrement pris des écoles pour cible.
En 2008, des incendies d'écoles et des jets d'acide sur des étudiantes de Kandahar en route vers leur classe avaient suscité un tollé à travers le pays - tout en démontrant la maîtrise par les talibans de larges pans du territoire, dans lesquels les droits des femmes sont inexistants ou presque. 
>> Lire"L'exécution filmée d'une femme, triste rappel de la condition féminine en Afghanistan"
" HYSTÉRIE COLLECTIVE"
La semaine dernière, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) est entrée dans le jeu. Le quotidien britannique The Telegraph citait un rapport inédit de l'OMS, détaillant 34 cas d'empoisonnement d'école en Afghanistan depuis 2009. Après 200 analyses d'échantillons de sang, d'urine et d'eau, délivrés par 32 écoles, "aucune preuve substantielle d'empoisonnement délibéré n'a été trouvée", affirme l'OMS.

L'organisation avance une autre cause : "selon des résultats préliminaires, les analyse de ces incidents et la situation générale, l'hystérie collective est la cause la plus probable", affirme ce rapport. Selon l'OMS, les victimes ne présentaient aucun des symptômes normalement associés à un empoisonnement, comme des vomissements, des lésions internes ou des diarrhées hémorragiques. Il n'y avait eu aucun mort, et les professeurs étaient largement épargnés par le mal.
De plus, les aveux des deux jeunes filles accusées d'avoir empoisonnées leur école à Taloqan sont douteux. Dans une enquête fouillée publiée lundi, le magazine Newsweek a interrogé la mère d'une de ces jeunes filles. Elle raconte avoir enregistré le récit de sa fille immédiatement après ses aveux, au poste de police, à l'aide d'un téléphone portable qu'elle avait caché dans les couches de sa filles cadette. La jeune empoisonneuse y racontait avoir été battue par la policière en charge de son interrogatoire. La famille de son professeur, toujours emprisonné, dénonce elle aussi une confession forcée.
Après plus de trente ans de guerre, de nombreux Afghans s'accommodent de traumatismes, de dépressions et autres troubles psychologiques qu'ils savent mal nommer, rappellent ONG et médecins. Et si l'insurrection talibane a une large part de responsabilité dans l'apparition de ces pathologies, leur implication directe dans ces cas d'empoisonnement présumé est loin d'être claire - sauf pour le gouvernement de Kaboul, toujours prompt à chercher un gain politique face à des talibans de plus en plus menaçants.

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