Centre français d'innovation culinaire. Le nom est un peu ronflant, mais pour l'instant le lieu reste modeste. Une seule pièce, au bout d'un couloir d'un bâtiment de chimie de l'université d'Orsay (Essonne). Celle-ci est encore assez vide, fraîchement repeinte en blanc par le propre directeur du centre, Raphaël Haumont. Ce jeune chimiste de 34 ans, maître de conférences à l'Institut de chimie moléculaire et des matériaux d'Orsay (Icmmo), doit faire avec ses petits moyens et le culot dont il ne manque pas. Il a déjà récupéré à droite et à gauche du matériel de chimie, colonne à distiller, four, centrifugeuse, verrerie, produits divers... Et il attend que son associé bénévole, le chef étoilé Thierry Marx, du restaurant Sur mesure de l'Hôtel Mandarin Oriental, à Paris, lui procure une vraie cuisine.
D'autres partenaires devraient l'aider à compléter son équipement. Car cette pièce abritera des réactions de fusion entre la chimie et la cuisine, baptisées depuis quelques années "cuisine moléculaire", où l'art d'utiliser des techniques venues de la chimie pour confectionner de nouveaux plats. Réaliser des sorbets express ou des chauds-froids originaux avec de l'azote liquide. Créer des perles parfumées au céleri, au miel ou tout autre jus inattendu par l'ajout de quelques poudres gélifiantes. Faire mousser des préparations au siphon. Utiliser des bains-marie à la température contrôlée pour cuire à point...PIED À L'ÉTRIER
"Nous voulons mener une activité d'authentique recherche autour de la cuisine. Se poser des questions, faire des analyses, des expériences, des modèles...", explique Raphaël Haumont, dans ce métier depuis une dizaine d'années. "On n'est pas là pour faire des gâteaux, comme me l'a maladroitement dit une étudiante lors de la présentation de mes cours !", s'amuse-t-il.
C'est le père de la discipline, le chimiste Hervé This, qui lui a mis le pied à l'étrier en le faisant travailler sur le cassant des aliments par l'étude de verres de sucre. "J'avais contacté Hervé This au culot car j'avais adoré son livre, Les Secrets de la casserole [Belin, 1993]. J'ai fait mon stage de DEA avec lui au Collège de France", se souvient le chimiste, qui aussitôt explique sur son tableau tout neuf ce qu'il a compris à l'époque. "Ce qui est génial, c'est qu'on retrouve un phénomène universel, la percolation, dans ces systèmes. Lorsque l'eau d'un sirop de sucre s'évapore, petit à petit les molécules s'agrègent entre elles. Ces agrégats se rapprochent et soudain, comme l'eau trouvant son chemin au milieu des grains de café, ils se rejoignent. La structure devient solide et cassante !", s'enthousiasme-t-il.
CULOT
Après le premier contact avec Hervé This, il a poursuivi en multipliant les interventions en milieu scolaire, ou pour les fêtes de la science. Puis, toujours au culot, il contacte Thierry Marx, alors près de Bordeaux, et est autorisé à passer une semaine en cuisine pour expérimenter et discuter avec les pros. "La rencontre s'est transformée en amitié. Raphaël crée des passerelles. Il faut voir comment il redonne envie d'étudier la chimie à mes employés !", constate Thierry Marx.
Avec nous aussi, dans son futur laboratoire, il ne peut s'empêcher de passer à la pratique. En un tournemain il réalise un oeuf brouillé... froid ! Il a suffi de mélanger un jaune avec un peu d'alcool pour que les protéines de l'oeuf se débobinent puis s'attachent ensemble, formant le solide bien connu. "Quand j'explique qu'on peut cuire à froid, ça déstabilise même les profs dans leurs classes !", décrit Raphaël Haumont.
"Tout ce qui peut rapprocher nos laboratoires du grand public est important. Ça fait aussi un peu de pub à l'Icmmo", constate Jean-Pierre Mahy, le directeur de cet institut de 300 personnes, dans lequel son collègue cuisinier travaille également sur les matériaux multiferroïques qui pourraient remplacer les mémoires magnétiques actuelles. "En cuisine ou en chimie, ce qui m'intéresse notamment, ce sont les relations entre la structure et le comportement. Les aliments sont finalement aussi des matériaux", justifie Raphaël Haumont.
En digne héritier des alchimistes, il est même parvenu, dans un texte hilarant, poétique et très pédagogique, à rendre vivante cette matière. Dans Rêverie de verreries (éditions du Panthéon, 2011), il décrit l'évasion difficile d'un groupe de fioles, pipettes, burettes ou béchers. Pièce écrite en vers, comme il se doit.
POTAGER
Les projets ne manquent pas avec, dans les prochains jours, l'accueil de la première promotion d'une vingtaine d'étudiants de L3. Puis ce sera la participation à la Maison d'initiation et de sensibilisation aux sciences que l'université d'Orsay est en train de construire pour des actions de vulgarisation. Un potager devrait suivre. "Le but est d'accueillir des thésards, des élèves ingénieurs, voire des grands de l'alimentaire", prévoit Raphaël Haumont. "Ce que je ferai là, je ne peux le faire dans la cuisine. Les clients ne sont pas des cobayes", estime Thierry Marx, qui a déjà rempli un amphi de l'université. Ensemble ils ont publié Le Répertoire de la cuisine innovante (Flammarion, 230 p., 15,50 euros), qui est remarquable de pédagogie sur les techniques (distillation, centrifugation, azote liquide...), les produits (gélifiants, émulsifiants...) et les concepts (acidité, oxydation...) transférables de la chimie à la cuisine.
Raphaël Haumont tranche avec la direction prise par son ancien mentor, Hervé This, qui promeut désormais la "cuisine note à note", sorte de composition de plats, éléments chimiques par éléments. "Nous ne sommes plus vraiment d'accord. Un goût ne peut pas être réduit à une seule molécule, rétorque Raphaël Haumont. Nous cherchons à comprendre des phénomènes et nous essayons de transférer ces découvertes en cuisine." Il a déjà imaginé des contenants consommables ou des procédés de lyophilisation à froid. "Mais les affaires ne m'intéressent pas vraiment. Je veux continuer à m'amuser !", juge-t-il, en réalisant sous nos yeux une mousse effervescente par l'ajout d'un peu d'acide dans du bicarbonate de sodium.
David Larousserie
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