Près d'un an après la chute du régime Kadhafi, les autorités libyennes ont déclaré la guerre aux milices. Héros de la révolution libyenne, les thuwar ("révolutionnaires") sont désormais les responsables désignés de l'insécurité ambiante et considérées comme une entrave au processus de reconstruction de l'Etat. La mort de l'ambassadeur américain Chris Stevens lors de l'attaque du consulat des Etats-Unis à Benghazi, le 11 septembre, a été le dernier acte d'une série d'exactions qui a décidé Tripoli à mettre un terme au règne sans partage des groupes armés dans le pays.
Samedi 22 septembre, après une rébellion sanglante des habitants de Benghazi contre des miliciens islamistes, le président du Congrès national libyen, Mohammed Al-Megaryek, a ainsi annoncé "la dissolution de toutes les brigades et formations armées qui ne sont pas sous la légitimité de l'Etat". L'armée leur a donné 48 heures pour évacuer les casernes, bâtiments publics et propriétés des caciques de l'ancien régime qu'ils occupent en Libye. Un ultimatum resté quasiment sans effet, à l'exception près de l'autodissolution de deux milices islamistes à Benghazi, parties en emmenant leurs armes, et de l'évacuation par l'armée d'une milice qui avait installé ses quartiers dans des villas proches de l'aéroport de Tripoli."Il était impossible pour l'Etat de ne pas réagir après la mort de l'ambassadeur américain. Il fallait adresser un message à la communauté internationale et aux Libyens", considère Luis Martinez, politologue au CERI. Pourtant, estime-t-il, "dans le meilleur des cas, il ne se passera rien. Certaines milices accepteront de partir devant les caméras contre des rétributions de l'Etat, à l'instar des milices islamistes". L'Etat aura fort à faire pour venir à bout des milices, dont le nombre pourrait aller jusqu'à 500 dans tout le pays, selon des sources de sécurité françaises. "L'armée a peut-être la possibilité de tenir Tripoli, mais elle est dans l'incapacité d'affronter les milices. La seule possibilité pour les autorités libyennes est de négocier. Il faudra quelques années pour avoir un contrôle efficace sur le terrain", précise le chercheur.
La Libye n'a pas encore les moyens de ses ambitions. A ce jour, l'armée libyenne regrouperait entre 5 000 et 10 000 hommes, estime M. Martinez. Seules quelques centaines d'entre eux, issus de l'ancienne armée kadhafiste, ont reçu une formation militaire. Un nombre très faible face aux révolutionnaires qui seraient entre 100 000 et 200 000, selon des sources de défense françaises. Les thuwar disposent d'un véritable arsenal militaire, qu'ils ont pris dans les casernes de l'ancienne armée kadhafiste. Les autorités doivent également faire face désormais à des groupes armés constitués après la révolution "par des gangs, des groupes criminels ou des communautés armées locales ayant leur propre agenda", indique l'International Crisis Group (ICG) dans un rapport.
DES MILICES GARANTES DE L'ORDRE ET DE LA SÉCURITÉ
La dissolution et le désarmement des milices et groupes armés sont devenus un véritable casse-tête pour les autorités libyennes. Face au vide institutionnel consécutif à la chute du régime de Kadhafi, les autorités de transition n'ont eu d'autre choix que de se reposer sur les milices pour garantir l'ordre et la sécurité. Assumant les fonctions traditionnellement dévolues à l'armée et à la police, les milices, notamment celles originaires de Zinten, Misrata et Benghazi, ont imposé leur contrôle sur des quartiers entiers et des lieux stratégiques du pays : bâtiments publics, champs pétrolifères et frontières. Revendiquant leur rôle de gardiennes des acquis de la révolution et défiantes à l'égard des autorités de transition, elles ont resserré leur emprise sur le pays.
L'Etat a depuis multiplié les initiatives pour contrôler et encadrer ces milices, distribuant, avec largesse et les yeux fermés, postes et rétributions. Le Conseil national de transition (CNT) a d'abord encouragé la formation de conseils militaires locaux chargés d'enregistrer les "brigades révolutionnaires". "En théorie, les conseils militaires coordonnent les efforts des groupes armés locaux pour combattre la criminalité, gérer les problèmes de violence et contrôler les gangs armés", indique l'ICG. Sans réelle supervision, ces conseils militaires ont parfois été infiltrés par des groupes armés défendant leurs intérêts propres. Ils ont renforcé le rôle des milices au niveau local.
Au niveau national, le CNT a mis sur pied une Commission des combattants, chargée d'enregistrer les combattants encore mobilisés et les armes en leur possession afin de préparer leur reconversion. En juin 2012, plus de 250 000 personnes prétendant être révolutionnaires s'étaient enregistrées, souvent dans l'espoir d'obtenir un emploi, indique l'ICG. Seule une partie d'entre eux a été intégrée au sein de forces auxiliaires étatiques, de façon encore temporaire : plus de 85 000 hommes ont rejoint les Comités suprêmes de sécurité (SCC) du ministère de l'intérieur et quelques milliers ont été recrutés dans les Forces du bouclier libyen (Deraa Libya, LSF), une structure militaire parallèle du ministère de la défense chargée de protéger les sites stratégiques et de surveiller les zones de conflit.
AUTONOMIE D'ACTION
Ces diverses tentatives se sont, jusqu'à présent, révélées infructueuses pour démanteler les milices. Seule une partie d'entre elles ont été intégrées aux forces étatiques, l'Etat n'ayant pas pour objectif de professionnaliser tous les anciens combattants. Un vaste programme international, affecté d'un budget de huit milliards d'euros selon des sources de défense françaises, devrait être mis en place pour la réinsertion de 50 000 anciens combattants et 200 000 hommes armés dans la vie civile.
De leur côté, de nombreux groupes armés ont préféré conserver leurs armes et une entière autonomie d'action du fait de leur méfiance envers l'Etat, ainsi qu'entre milices. Face à la multiplication des conflits armés, nourris par d'anciennes querelles tribales et la compétition entre groupes armés, ils invoquent le vide sécuritaire que créerait leur dissolution. "La question du désarmement des milices pose celle de : à qui rendre les armes ? Pourquoi ? Contre quelles garanties de la part de l'Etat ? Beaucoup se demandent si ce n'est pas prématuré", commente ainsi Luis Martinez.
Au sein même des forces auxiliaires de sécurité, qualifiées samedi de "milices légitimes" par le pouvoir, l'Etat n'a pas réussi à imposer son autorité. La décision d'enrôler les milices, par brigades entières sous le commandement de leurs chefs, a en effet eu des conséquences désastreuses sur la qualité du recrutement et le contrôle exercé par l'Etat sur ces forces, indique l'ICG. Pour contrecarrer cette tendance, le chef d'Etat-major, Youssef Al-Mangouch, a été chargé samedi d'asseoir son autorité sur ces brigades en plaçant à leur commandement des officiers de l'armée régulière. La route est encore longue pour jeter les bases d'une institution de professionnels, capable d'insuffler un esprit de corps dépassant les ancrages locaux et tribaux.
En conséquence, note Diana Etahawy de l'organisation Amnesty International, les exactions se sont multipliées autant au sein des milices autonomes que dans celles placées sous l'autorité de l'Etat. Sur fond de vengeance, meurtres, arrestations arbitraires, tortures et déplacements de population se multiplient, dénonce Amnesty International dans un rapport. Selon l'organisation, 7 000 personnes auraient été arrêtées arbitrairement et seraient détenues au secret sans procès. "Des personnes sont arrêtées aux checkpoints sur la base de leur identité : parce qu'ils ont soutenu Kadhafi ou viennent d'une tribu qui a soutenu Kadhafi. Beaucoup de thuwar ont perdu des proches pendant la guerre donc ils se vengent, prennent la loi entre leurs mains", explique Diana Etahawy, qui appelle l'Etat à mettre fin à l'impunité des auteurs de ces exactions.
Hélène Sallon
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