Comment nourrir son peuple quand on a trop d’habitants et trop peu de terres cultivables ? Il suffit d’aller les chercher où elles sont. C’est ainsi que la Chine, la Corée du Sud ou les Etats du Golfe se sont lancés dans une véritable course à la terre. Ce ne sont pas seulement des récoltes qu’ils achètent mais des régions entières, dans des pays qui ont déjà du mal à alimenter leur propre population. Doan Bui raconte les premiers épisodes de ce qui sera une des grandes batailles du XXIe siècle : celle de la nourriture.
Le Soudan, j’achète ! », « Et moi, le Kazakhstan ! » Imaginez un Monopoly où l’on n’achèterait plus des rues, mais des pays entiers. Evidemment, comme au Monopoly, les gagnants seraient ceux qui amasseraient le plus de terres, bref, les plus riches à la banque. Les perdants ? Eh bien, ce serait les fauchés, obligés de céder leur bout de terrain pour renflouer les caisses. Ce Monopoly serait un peu particulier. Il s’agirait non pas de construire des immeubles, mais d’installer des tracteurs et des machines agricoles pour produire du blé, du riz, du maïs. Bref, de la nourriture. Ce serait un jeu où les nantis, au lieu de piquer l’hôtel de la rue de la Paix au voisin ruiné, lui faucheraient ses récoltes futures. Amusant, non ? Sauf qu’il ne s’agit pas d’un jeu. Depuis quelques mois, une gigantesque partie de Monopoly planétaire est en train de se jouer. Et les participants jouent vite. Et gros. D’un côté, des pays riches ou émergents comme la Chine, la Corée du Sud ou les pays du Golfe, qui tous s’inquiètent pour leur sécurité alimentaire. De l’autre, une cohorte de pays pauvres comme le Soudan, l’Ethiopie, l’Ouganda, l’Indonésie, Madagascar... Des pays aux caisses désespérément vides, mais à qui il reste une richesse : leurs terres, si vastes, si prometteuses. A vendre ou à louer. La terre ! Pour elle, les pays se sont déchirés en guerres meurtrières. Pour elle, les conquistadors ont bravé les mers inconnues, décimé les populations locales afin d’y planter leur drapeau. « La ruée vers les terres n’est pas un fait nouveau. Mais c’est peut-être la première fois dans l’histoire que le phénomène est complètement mondialisé. Et que le rythme est si rapide », s’inquiète Paul Mathieu, expert de la gestion des terres à la FAO (Food Agriculture Organization). Les cris d’alarme de la FAO ont été éclipsés par le krach financier. Et pourtant la crise alimentaire risque d’empirer. Conséquence directe des émeutes de la faim du printemps, les pays importateurs nets de nourriture ont fait de la sécurité de leurs approvisionnements alimentaires leur objectif politique numéro un. Début novembre, la Corée du Sud vient de frapper un grand coup en raflant la moitié - vous avez bien lu : la moitié ! - des terres arables de Madagascar (voir encadré ci- dessus). Mais ce n’est qu’un début. On parle de millions d’hectares en Indonésie ou en Afrique. « On n’arrive même pas à avoir des chiffres exacts tellement cela change vite », se plaint Paul Mathieu. Même l’Ethiopie, où plane à nouveau le spectre des grandes famines, veut entrer dans la danse. Pas comme acheteur, mais comme vendeur. Le Premier ministre éthiopien a déclaré qu’il était « plus que désireux » de signer des accords avec les pays du Golfe. De quoi donner des sueurs froides à Jacques Diouf, le patron de la FAO, qui s’inquiète du « risque d’un néocolonialisme agraire ».
Parmi les néocolons, voici les pays du Golfe. Ils ont du pétrole, des dollars. Mais pas d’eau : il y fait si chaud et si sec qu’il faut rafraîchir les quelques bêtes du cheptel avec des ventilateurs et des machines à va peur pour éviter qu elles ne meurent... Comment nourrir la population ? En allongeant des pétrodollars. Les pays du Golfe importent de 69% à 90% de leur nourriture. C’était tenable. Jusqu’au printemps dernier, où les prix des denrées a explosé. « Là, ils ont eu très peur. Il était tout simplement impossible de trouver du riz, quel que soit le prix. Ils n’ont plus confiance dans les marchés mondiaux, les prix sont devenus trop volatils. Alors ils veulent sécuriser leur approvisionnement en s’achetant des terres », dit Jean-Denis Crola, de l’ONG Oxfam. Sans compter que dans des pays comme les Emirats arabes unis 80% de la population est constituée de travailleurs migrants asiatiques pauvres : le riz était ainsi devenu un sujet politique sensible. Résultat ? Cet été, le Koweït, le Qatar, l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes ont envoyé diplomates et ministres dans des world tours express - six pays d’Asie du Sud-Est en dix jours - à la recherche de terres disponibles. « Nous avons des projets en Indonésie, au Soudan ou au Sénégal. C’est un accord gagnant-gagnant. Eux ont les terres, nous l’argent », explique Khalil Zainy, un businessman saoudien. Le Cambodge n’avait jamais été autant courtisé. Le Koweït est déjà en train ? d’y construire une ambassade, il veut mettre en place des vols directs Phnom Penh-Kuwait City, et signer un accord d’amitié... entre les équipes de foot nationales. Le Qatar a aussi tenté une opération de séduction auprès de Hun Sen, le Premier ministre. Qui gagnera le gros lot ? Le Cambodge a annoncé qu’il devrait avoir signé d’ici à mi- 2009 et que les accords concerneraient 2,5 millions d’hectares (l’équivalent de la Bretagne). Notons que le pays continue de recevoir une aide d’urgence du Programme alimentaire mondial, ce qui permet de douter de sa capacité à nourrir à la fois sa population et celle du Golfe...
Evidemment, en Asie du Sud-Est, les pays du Golfe auront affaire à un sacré concurrent : la Chine, l’un des plus gros joueurs dans cette partie mondiale. « Who will feed China ? » (qui nourrira la Chine ?), demandait déjà en 1993 l’écologiste Lester Brown dans son livre choc. La question est plus que jamais d’actualité. Aujourd’hui, l’Empire du Milieu doit nourrir 1,4 milliard de bouches, soit près du quart de la population mondiale, avec seulement... 7% des terres arables. Avec l’industrialisation et l’urbanisation, le pays a vu sa superficie de terres arables se réduire de 8 millions d’hectares en moins de dix ans. Et certaines régions se désertifient à toute vitesse. Bref, qui nourrira la Chine ? Les autres pays évidement ! Le gouvernement a établi une stratégie d’outsourcing agricole. Et a déjà fait main basse sur une partie de l’Afrique. Pour y faire pousser du riz, du sésame ou du blé. Ou encore de l’huile de palme destinée à la production de biocarburants. Ah, les biocarburants ! Le nouvel or vert ! De Greenpeace à Oxfam, en passant par les Amis de la Terre, toutes les ONG dénoncent les expropriations de millions de petits paysans en Colombie, en Indonésie, en Tanzanie, au Congo... Entraînant souvent la réduction des cultures vivrières. Nourrir les hommes ou les voitures ? Les voitures sont souvent plus rentables. Palmier à huile, canne à sucre, jatropha... Il faut de l’espace, des terres, alors les entreprises énergétiques font feu de tout bois. Au sens littéral du terme. « Les forêts coûtent moins cher que les terrains cultivés. C’est donc toujours plus intéressant de déforester. 1 hectare de forêt rapporte de 4 000 à 5 000 dollars s’il est converti en palmiers à huile, soit 10 à 15 fois plus que s’il était juste exploité pour le bois », dit Alain Karsenty, au Cirad. Une équation implacable qui explique pourquoi la jungle d’Amazonie ou celle de Bornéo partent en fumée, remplacées par des plantations de soja ou de palmiers à huile. « Investissez dans des fermes ! Dans la terre ! » C’est le conseil que répète inlassablement Jim Rogers, le gourou des matières premières, millionnaire globe-trotteur qui, avec George Soros, a fondé le fonds Quantum. Il a été aussitôt pris au mot. George Soros est par exemple très impliqué dans les agrocarburants et possède des terres en Argentine (voir encadré ci-contre). Mais depuis quelques mois, avec le krach, c’est la ruée. La Deustche Bank et Goldman Sachs ont ainsi massivement investi dans des fermes et des usines de viande en Chine. Morgan Stanley a racheté 40 000 hectares en Ukraine. Une broutille par rapport aux 300 000 hectares raflés par Renaissance Capital, un hedge fund russe. « Les prix du foncier agricole sont de toute façon si bas que c’est une bonne affaire à long terme, dit Paul Mathieu. Le problème, c’est que si ces accords sont juste régis par la loi du marché, les négociations seront inégales. Les pays pauvres, ceux qui sont moins informés des prix, se feront avoir et braderont leurs biens. » La grande arnaque ? Dans certains pays, une prise de conscience politique est en train d’émerger. « La terre est un sujet très sensible. C’est l’identité des peuples mêmes qui est en jeu. Au Mozambique, on commence à réfléchir à une réforme du foncier qui reconnaîtrait les droits des communautés locales. Il y a même eu un moratoire sur la cession de terres pour des projets d’agrocarburants », explique Mchael Taylor, de l’International Land coalition. Certes, l’afflux de capitaux étrangers n’est pas en soi une mauvaise chose. Ce pourrait être une bénédiction. A condition que l’agriculture locale en profite, que soient mis en place des systèmes de microcrédit. Sauf que le développement rural, cela prend du temps. « La tentation est d’aller vers un modèle de pillage des ressources, un peu comme la Chine en Afrique, avec une main-d’oeuvre importée et aucun bénéfice local. Mais là, attention au retour de bâton... », dit Alain Karsenty. Instabilité politique, émeutes, soulèvements... La terre a toujours provoqué les passions. Le grand Monopoly pourrait bien virer au jeu de massacre.
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